Blog Evidently Cochrane - Des pensées et des preuves inconcevables

Des pensées et des preuves inconcevables

Comment ne voudriez-vous pas mourir ? Richard Lehman, membre senior de Cochrane UK ayant travaillé en médecine générale, médite sur une discussion à propos des directives anticipées, de la médecine fondée sur les preuves et de la bienveillance.

Les médecins voient des gens mourir, souvent dans des circonstances qu'ils préféreraient éviter eux-mêmes. La mort fait partie de la vie quotidienne dans les services de prise en charge des accidents vasculaires cérébraux (AVC), dans les unités de traumatologie majeure,  les unités de soins aux personnes âgées et en médecine générale. Que se passe-t-il lorsqu'un défenseur des choix du patient fondés sur les données probantes réunit un éminent spécialiste des AVC, un spécialiste en traumatologie majeure, un ancien gériatre universitaire, un gériatre très occupé, un professeur en santé publique et un généraliste retraité - pour discuter de la façon dont ils ne souhaitent pas mourir ?

Tout a commencé par un échange d'expériences et d'histoires. Notre animateur a expliqué qu'il avait organisé la réunion parce qu'après avoir mis en place une procuration perpétuelle, il voulait prendre une décision préalable, ou une « décision anticipée », comme on appelle cela aujourd’hui. Il avait discuté de cela avec un ami dont la sœur était dans un état végétatif permanent à la suite d'un traumatisme. Il se trouve que deux autres membres du groupe étaient également sur le point de rédiger leurs propres directives anticipées. Nous avions tous pensé à certaines des situations dans lesquelles nous pourrions nous trouver et dans lesquelles - à l'heure actuelle, en tout cas – nous ne souhaitons pas recevoir un traitement qui prolonge la vie.

Jusque-là, c'était assez simple. Nous avons parlé en général des résultats que nous redouterions si nous avions un accident vasculaire cérébral ou une blessure grave dans un accident de la route, et comment les préférences des gens varient. Les gériatres ont souligné les controverses qui peuvent surgir au sein des familles lorsque les personnes âgées perdent leurs capacités sans prendre note de leurs préférences, et comment les capacités peuvent parfois revenir de manière inattendue après des périodes de confusion. Pour eux, la situation la plus courante est celle d'une personne âgée sur une trajectoire descendante avec de nombreux aspects imprévisibles et fluctuants, plutôt qu'un soudain événement catastrophique tel qu’un accident vasculaire cérébral ou une collision. Dans une telle situation, le diagnostic de décès peut être terriblement difficile. Même les cliniciens les plus expérimentés peuvent être pris par surprise dans les deux sens : les patients âgés qui semblent en bonne santé à l'admission peuvent être morts au matin, tandis que les patients moribonds peuvent soudainement se lever et demander une tasse de thé.

Les résultats de la recherche pourraient-ils être utiles pour les directives anticipées ?

Mais notre animateur, qui a passé des décennies à promouvoir l'importance d'utiliser des données provenant de recherches fiables pour éclairer les choix, voulait savoir s'il était naïf d’espérer que les données provenant de recherches pourraient être utiles aux personnes qui rédigent des directives anticipées. Il y a certains traitements qu'il ne souhaiterait jamais recevoir, et il voulait qu'ils soient connus à l'avance, afin d'épargner un fardeau inutile aux personnes chargées de veiller à ses intérêts s’il était incapable de le faire lui-même. Il s'agit notamment des corticostéroïdes pour les traumatismes crâniens, ou du remplacement liquidien à base de colloïdes, parce que les recherches pertinentes suggèrent que s'ils avaient un quelconque effet, celui-ci serait sans doute néfaste pour lui. En effet, s'il devait recevoir ces traitements et survivre, il poursuivrait les responsables en justice. Mais d'autres ont fait remarquer qu'il y avait de nombreuses autres situations où les preuves sont actuellement incertaines ou, plus souvent, font totalement défaut.

Les souhaits peuvent être ignorés et les préférences peuvent changer

« Le pari rationnel avant l'événement est difficile »

A partir de ce moment les choses se sont compliquées. Le pari rationnel avant l'événement, quand les enjeux sont si élevés, est toujours difficile et peut être pénible. Les faits montrent que les personnes qui rédigent des directives anticipées ne les font souvent pas exécuter. Malgré la mise en lien électronique des dossiers entre les hôpitaux et les soins primaires, les médecins qui prennent des décisions en cas d'urgence, par exemple en cas d’accident vasculaire cérébral ou de collision, ne se préoccupent pas toujours des directives anticipées des patients. Il existe également des preuves qui montrent que de nombreux patients ayant souffert de lésions cérébrales graves sont heureux d'être en vie, même lorsqu'ils peuvent à peine communiquer. Ainsi, quel que soit l'effort que vous ferez pour penser à toutes les choses presque inconcevables qui pourraient vous arriver, vous constaterez peut-être que vos souhaits sont ignorés et que le fardeau peut encore retomber sur les personnes dont vous êtes le plus proche. Et une fois que la chose terrible s'est produite, votre propre préférence pourrait éventuellement changer.

Il est devenu clair lorsque notre discussion animée a atteint les deux heures que nous voyions les choses selon des points de vue légèrement différents. Les directives anticipées étaient une chose : ce sont des documents juridiques, qui ne peuvent pas couvrir toutes les éventualités, mais qui peuvent couvrir l'essentiel, par exemple la réanimation ou l'alimentation artificielle lorsque les perspectives d'une vie indépendante sont faibles. Les généralistes présents ont suggéré qu'elles pourraient être augmentées d'une échelle mobile indiquant dans quelle mesure vous vouliez que la personne responsable désignée prenne des décisions lorsque vous n'en étiez pas capable, d'une manière qui corresponde à vos souhaits existants. Nous avons convenu qu'il serait impossible et peu pratique d'essayer de donner plus qu'une indication générale. Il y avait clairement un besoin de communication mieux structurée dans les trois principaux domaines dont nous avons discuté – le traumatisme cérébral, l’accident vasculaire cérébral et la confusion fluctuante due à la comorbidité complexe chez les personnes âgées. Mais l'ampleur de la tâche commençait à sembler décourageante, avec un certain chevauchement entre ces domaines, mais peu de réponses claires pour ceux-ci.

Compréhension partagée

« Nous risquons d'être les objets passifs d'un traitement déshumanisant »

La discussion nous a rappelés à tous les grands écarts dans la pratique de la médecine. L'idéal auquel nous nous accrochons est que des progrès seront réalisés en identifiant les questions pour lesquelles il existe des réponses claires, soutenues par des recherches bien menées. Le problème pour notre génération, c'est que le succès même de ce modèle a mis en évidence son inadéquation. La médecine fondée sur les données probantes, surtout avant qu'on lui donne ce nom, a fait en sorte que, en moyenne, nous vivions plus longtemps et en meilleure santé que les êtres humains précédents. Alors que les solutions techniques s'immiscent de plus en plus dans les processus inévitables de la mort, nous risquons d'être les objets passifs d'un traitement potentiellement déshumanisant - c'est exactement la raison pour laquelle nous ressentons le besoin de réaliser des directives anticipées. La médecine fondée sur les données probantes semble peu susceptible d'avoir un impact important sur ce problème, et c'est pourquoi elle doit être complétée par une compréhension commune par tous des limites du possible. Avant tout, elle doit être complétée par une science de la bienveillance - à la fois envers les patients et envers ceux qui s'occupent d'eux.


Richard Lehman n'a rien à déclarer.
Ce billet est également publié dans la série de billets du BMJ http://blogs.bmj.com/bmj/2017/02/22/advance-decisions-unthinkable-thoughts-and-evidence/

RICHARD LEHMAN, Cochrane UK
Ce billet est initialement paru sur Evidently Cochrane le 19 février 2017.
Lien original : http://www.evidentlycochrane.net/unthinkable-thoughts-and-evidence/
Traduction : MARTIN VUILLEME